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Entretien avec Vincent Hedan

Vincent Hedan

Olivier Nicoleau : Bonjour Vincent ! Nous connaissons un Vincent Hedan Magicien, un autre traducteur et finalement un créateur, je ne parle bien entendu que pour la partie Magique de ta vie. Bien qu’il soit impossible de séparer ces trois personnages, quel est le rôle qui te convient le mieux ? Peux-tu nous en dire plus sur chacun d’entre eux ?

Vincent Hedan : Bonjour Olivier. Bien que je préfère les moments où je suis devant un public pour partager un moment magique, les deux autres casquettes sont aussi plaisantes.

Traduire m'a permis de découvrir de nouvelles idées et d'être inspiré par le travail des autres, et même de créer des liens personnels avec les auteurs. Voici mon " phénomène " préféré quand je traduis : parfois je commence la traduction d'un effet et mon esprit devance le texte original et se met à imaginer ce qui va se passer, ou à envisager une méthode. La plupart du temps, l'effet que j'imagine en " divaguant " est différent de l'original, et la méthode aussi, mais cela m'a inspiré et permis d'imaginer quelque chose de personnel.

Créer est aussi une phase passionnante où j'essaye de combiner différents éléments collectés dans des films, des livres ou autres, pour obtenir une nouvelle illusion. Le plus difficile est de faire le moins de compromis possible. Je n'y arrive pas toujours mais j'essaye de partir de ce qui serait la version parfaite pour ensuite obtenir la version la plus proche. Créer dans ce sens augmente mes chances de réaliser quelque chose de nouveau et satisfaisant.

D'une certaine façon, ces trois facettes (prestation, traduction et création) sont liées. La traduction m'informe, m'éduque et m'inspire. La création me stimule et me pousse à aller plus loin. La prestation est l'aboutissement final, même s'il faut souvent corriger des détails après car tout ne peut pas se prévoir juste en l'imaginant.

Je suis très conscient de ma chance : je peux choisir mes projets et m'y consacrer à fond, toujours dans un domaine qui me passionne depuis l'âge de 7 ans.

Restons un moment sur la partie création si tu le veux bien. Pour toi, tout est source d'inspiration. Peux-tu nous parler un peu de ton intérêt pour l'Asie qui a certainement influencé Haïku ton premier Book test ?

J'ai commencé à m'intéresser à l'Asie grâce au cinéma. Je regardais beaucoup de films et je suis tombé sur quelques films d'animation japonaises (Princesse Mononoke de Hayao Miyazaki, et Le tombeau des lucioles d’ Isao Takahata). A l'époque, je pensais que les dessins animés japonais étaient juste destinés aux enfants. Quand j'ai vu Le tombeau des lucioles, je me suis pris une claque monumentale et je me rappelle en avoir fait une nuit blanche, après laquelle je me suis dit qu'il ne servait à rien de faire de la magie si on ne pouvait pas toucher son public autant que ce dessin animé l'avait fait pour moi. Si cette forme de cinéma avait réussi à dépasser l'a priori " pour enfants " pour proposer une histoire intéressante et émouvante, il devait être possible de faire la même chose avec la magie.

Les films d'horreur asiatiques (en particulier Hideo Nakata) me montraient aussi une façon de faire peur qui était très différente des classiques américains ou européens. Petit à petit, je pense que j'ai été influencé par le style de ces films " différents " et c'est ce que j'ai essayé de retranscrire dans Haïku. Une démonstration calme, avec un élément poétique, où le mentaliste et le spectateur sont à égalité pour partager un moment magique.

Bien sûr, ça n'est pas vraiment le cinéma asiatique qui est responsable de cette évolution. Je me suis juste exposé à une culture différente et cela m'a forcé à revoir ma position dans pleins de domaines, qu'il s'agisse de la magie ou de la vie quotidienne. L'important était donc surtout de sortir de ma zone de confort et m'ouvrir à quelque chose de différent.

Haiku

Haïku, Babel, Pi, le Book test tient-il pour toi une place de choix dans le mentalisme ou bien ce sont simplement les circonstances qui expliquent ces trois créations?

Dans mon cas, ce sont plutôt les circonstances et les envies qui ont amenées ces effets. L'effet classique du " book test " est un peu aberrant : si j'étais vraiment mentaliste, je pourrais demander à n'importe qui de penser à n'importe quoi, sans support, et je le devinerais. Mais c'est impossible, donc dans certains cas les mentalistes utilisent un livre, à cause de la méthode. L'objet est exigé par la méthode mais cela ne doit pas nous empêcher de le justifier aussi dans la présentation.

Dans Pi par exemple, je voulais une démonstration de mémoire impossible : j'ai le livre sur moi parce que c'est mon outil d'entraînement et le spectateur en a besoin pour me suivre. Dans Haïku, je voulais un effet de lecture de pensée poétique : je montre un petit livre intéressant et je parle d'une forme de poésie méconnue pour nous. Dans Babel, je voulais un book test tout-terrain, à la présentation plus informelle et amusante : j'utilise une blague comme arme psychologique pour éviter que le public remette en question la présence du livre.

Vincent Hedan

Pour Babel, il a fallu que tu écrives un vrai livre avec une histoire qui j'imagine se tient. Pour Pi, il a fallu que tu t'attelles à la création d'un système. Au cours de ta conférence, on apprend que tu as, sinon créé , du moins adapté un chapelet pour que celui-ci réponde aux impératifs que tu t'étais fixés. Dans la routine Poker de Joffe, tu t'es tapé tous les calculs. En fait tu es un sacré bosseur, on a l'impression que rien ne t'arrête. Impossible n'est pas Vincent Hedan ?

C'est probablement Babel qui a demandé le plus de travail. D'abord j'ai dû décider des principes que je voulais intégrer dans le livre. Ensuite j'ai dû imaginer comment tous les superposer pour qu'ils fonctionnent ensemble. Enfin j'ai dû calculer et écrire le texte lui-même. C'était effectivement beaucoup de travail (1 an pour la version française, 1 an pour la version anglaise), mais le projet était très motivant donc la phase de création était très satisfaisante et excitante ; ça permet de moins sentir le côté " travail ".

Pour Pi, je suis passé par plusieurs méthodes et prototypes. Le quatrième essai était le bon et c'est la méthode actuelle. Deux ans après sa création, j'ai pensé à rajouter la dernière phase (l'anniversaire du spectateur) et j'ai donc dû remodeler la méthode pour accommoder ce nouveau final.

Que ce soit pour Babel ou Pi, j'ai dû aussi créer les outils de ma création. C'est un peu comme si tu voulais peindre un tableau, mais que personne n'avait encore inventé le pinceau : avant de créer ton tableau, il te faudra d'abord inventer et fabriquer le pinceau, l'outil de ta création. Ca peut prendre du temps au début mais cela accélère le processus après, me rendant les choses plus faciles.

En ce qui concerne mon chapelet, je l'ai effectivement créé à partir de zéro en 2004, parce que j'avais une idée très spécifique. Depuis, j'ai passé beaucoup de temps à analyser le contenu de mon chapelet, à la main mais aussi avec des outils de recherche créés par d'autres magiciens, entre autres le génial Arnaud Chevrier (connu sous le pseudo de Twins, sur certains forums magiques). C'est grâce à ces outils d'analyses pointus que j'ai pu faire les recherches nécessaires pour Poker de Joffe.

De manière générale, c'est vrai que j'aime bien travailler longtemps et beaucoup en amont, pour que le résultat soit payant quand je suis devant le public. Poker de Joffe ou Pi ont demandé des heures et des heures de calculs, mais en spectacle je n'ai plus rien à faire, tout a été mis en place bien avant. C'est aussi ça qui rend la méthode efficace : le public ne voit rien car il n'y a rien à voir, et les spectateurs ne peuvent pas imaginer que j'ai passé autant de temps juste sur cet effet. Et puis je suis aussi aidé par mes études scientifiques (que j'ai ratées).

PI

Tu as traduit plus de livres sur le mentalisme que sur la cartomagie, est-ce par choix ou bien des projets qui se sont ainsi présentés ?

En fait, la plupart de mes traductions sont faites à l'initiative de Marchand de Trucs et c'est donc leur choix. J'ai aussi tendance à travailler pour eux sur des livres de mentalisme parce que c'est un domaine que je connais bien. Pour espérer faire une bonne traduction, il faut bien sûr être bon dans la langue de départ et celle d'arrivée, mais il faut bien connaître le sujet, au risque de passer à côté d'une subtilité de l'auteur.
J'ai également traduit quelques livres en indépendant. Dans ces cas-là, j'ai choisi les auteurs parce que c'était des amis et que j'appréciais leur travail et leurs idées. 

Bien que tu ne veuilles pas être mis dans une case, au fond de toi, te sens-tu plus magicien ou mentaliste ?

Je ne suis pas à l'aise avec les clichés liés à ces deux domaines donc je ne pense pas vraiment en ces termes. Et comme je n'ai pas non plus envie d'inventer une nouvelle catégorie, je laisse mon public (qu'il s'agisse de profanes ou de magiciens) décider d'eux-mêmes.

Quels sont les magiciens qui t'ont le plus influencés ?

Très jeune, j'ai vu un passage de René Lavand dans l'émission Attention Magie et quelque chose m'a vraiment plu. J'avais aussi adoré le Best of seminar de Juan Tamariz, à l'époque c'était une cassette VHS en français. 
Des années après, je me suis rendu compte que la philosophie d'Earl Nelson m'avait beaucoup influencée, car son livre L'art du close-up est le premier livre spécialisé que j'ai lu.
Plus récemment, Derren Brown a su créer une approche très réussie (qui a malheureusement engendrée trop de clones).
Malgré ces influences magiques, depuis des années je suis plus inspiré par le cinéma et la littérature non magique. Des artistes comme Taniguchi, Shinkai, Oshii, Borges, Auster, King ont des œuvres truffées d'idées magiques fascinantes.

J'ai constaté lors de ta conférence, une absence totale d'humour au dépend des spectateurs. Tu expliques que si nous sommes bienveillants avec eux alors ils le seront avec nous. N'est-ce pas tout simplement dans ta nature d'être ainsi ?

C'est sûr que je n'ai jamais aimé l'humour au dépend du public, parce que j'ai quelques fois été le spectateur qui subissait cet " humour " douteux, et j'ai détesté ça. " Ne fais pas aux autres ce que tu n'aimes pas qu'on te fasse."
Après, c'est aussi une logique simple. Imaginons que j'aborde une table de 5 personnes pour y présenter de la magie. Si je choisis l'une des 5 personnes comme " victime " et qu'elle subit toutes mes blagues, il y a de fortes chances que tout le groupe me rejette pour protéger l'un des leurs, plutôt que de me rejoindre dans mon élan et que tous se mettent à se moquer d'un des leurs.

Je ne pense pas que les artistes qui se moquent plus ou moins gentiment de leur public le fassent par méchanceté. Parfois, c'est juste que le magicien est en situation difficile (stress d'être devant un groupe, ou erreur dans l'effet qu'il présente), et son réflexe est de s'en prendre à l'autre. Je n'ai jamais trouvé que ce fonctionnement était efficace pour moi. Et puis j'ai commencé très jeune à me présenter en public, j'étais un enfant, donc j'aurais eu du mal à être agressif à cet âge-là.

Vincent sur scéne

Avec Multitude, tu fais renaître un principe ancien et le fais redécouvrir aux magiciens. Bien que l’information soit omniprésente et facilement accessible, que le nombre de magiciens soit plus important, comment expliques-tu que l’on puisse passer à côté de ces principes ? As-tu d'autres principes en réserve ?

Peut-être que c'est une heureuse coïncidence. Pour qu'un principe ancien et oublié soit "déterré", il faut plusieurs facteurs. Il faut déjà que le principe ancien soit bon et toujours utilisable, même des années après. Il faut un magicien curieux qui tombe sur ce principe par hasard, souvent par la lecture d'ouvrages anciens. Et il faut que ce principe plaise à ce magicien et l'inspire. J'ai sûrement lu des dizaines d'idées anciennes dont j'ai pensé qu'elle ne m'allait pas, alors qu'un autre magicien réalisera le potentiel grâce à son profil particulier.

Tu as aussi sorti un livre avec tes routines, n’est-ce pas un peu prématuré dans ta carrière. Qu'as-tu voulu partager avec tes lecteurs ?

Je ne me compare pas du tout à eux, mais Isaac Newton a révolutionné les mathématiques avant d'avoir 25 ans, Orson Welles a réalisé Citizen Kane à 26 ans, Kurt Cobain est mort à 27 ans, Jean-Michel Basquiat aussi. Ils étaient " jeunes " et pas trop mauvais, donc l'âge n'est pas vraiment un problème.
Dans Votre esprit est mon terrain de jeu en particulier, j'ai voulu partager des routines qui avaient eu un point de départ original (souvent un film ou un livre), en espérant encourager le lecteur à chercher l'inspiration partout ailleurs que dans les classiques de la magie et du mentalisme, tout en proposant des méthodes simples et directes.

Votre esprit est mon terrain de jeu

Pour les lecteurs qui n’ont pas encore eu la chance de lire ton livre et sans entrer dans les détails. Peux-tu nous donner un exemple, d’une œuvre qui t’a inspirée et de quelle manière tu l’as retranscrite en magie.

Un bon exemple dans mon livre serait Zatoïchi, un personnage imaginé par le romancier japonais Kan Shimozawa, puis développé par l’acteur Shintaro Katsu dans une série de 26 films cultes sortis entre 1962 et 1989. Zatoïchi est un masseur aveugle itinérant ainsi qu’un tricheur aux dés et un expert de l’iaido, une technique de sabre japonais. Je vous encourage vivement à regarder au moins le premier film de la série. La cécité de Zatoïchi, contrebalancée par son aisance et sa précision physique, est l’occasion de très nombreux effets impressionnants et magiques dans tous ces films.

Dans l’effet Zatoïchi, j’ai juste repris le personnage et sa cécité, donc je fais le tour en aveugle (une carte retrouvée dans un jeu mélangé). Dans l’effet suivant, “Vous serez mes yeux”, j’ai repris la structure d’une scène du 8e film de la série, et c’est l’occasion de donner le pouvoir au spectateur, qui arrive à deviner des choses.
J’ai ainsi développé une dizaine de routines grâce à cette série de films. L’inspiration peut venir de n’importe où (si possible pas de la magie elle-même) et se traduire de différentes façons dans votre magie.

As-tu un tour de prédilection, qu'il soit de toi ou non ? Ainsi qu’un livre qui t'as particulièrement marqué.

Je m'amuse énormément à présenter Pi ; la présentation a plusieurs thèmes et moments que j'adore, et l'effet semble vraiment impossible pour le public. Pour citer un effet qui n'est pas de moi, j'adore Hofsinzer II de Stéphane Chenevière, décrit dans son livre Altitude.
Pour le livre de magie, ça serait peut-être Mnemonica, de Juan Tamariz, parce qu'il montre tellement de possibilités d'un outil sous-estimé, le chapelet. Et pour un livre très magique, bien qu'il n'appartienne pas officiellement à notre domaine, ça serait le recueil Fictions, de Jorge Luis Borges.

Janvier 2017

Retrouvez Vincent Hedan dans nos critiques :

Secret Conférence Vincent Hedan

 

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